Des tirs venus de la berge, les passagers habitués à descendre le Niger à bord du Tombouctou en avaient déjà connus. Mais Alhadj M’bara a vite compris ce jour-là qu’il se passait quelque chose de différent.
Les détonations qui forcent ce commerçant malien et les autres voyageurs à se coucher sur le pont ce 7 septembre annoncent un déluge de feu. Il va anéantir des dizaines de vies et laisser à l’état de carcasse calcinée le ferry qui assurait une liaison régulière entre les villes maliennes des bords du fleuve sur des centaines de kilomètres à travers les étendues semi-désertiques.
Même dans un pays coutumier des massacres attribués aux jihadistes, aux milices d’autodéfense, aux forces armées ou plus récemment au groupe paramilitaire russe Wagner appelé à la rescousse en 2021 par la junte au pouvoir, le carnage commis à une vingtaine de kilomètres en amont de Bamba, entre Gao et Tombouctou, se singularise et pas seulement par son ampleur.
Personne ne sait vraiment qui a déclenché pendant 15 minutes un enfer de roquettes, de balles et de flammes sur des centaines de passagers, et rien ne dit que cette vérité sera établie un jour.
Douze témoins ont accepté de relater les évènements à l’AFP. Ils expriment la terreur, mais aussi le sacrifice de soldats et la solidarité entre victimes. Ils rétablissent un peu d’humanité dans ce qui pourrait être une tuerie désincarnée de plus.
Depuis 2012, le Sahel est le théâtre d’innombrables abominations souvent sans récit ni image.
Parmi ces témoins, Alhadj M’bara se décrit comme un “vétéran” du Tombouctou, bateau à trois ponts blanc et bleu, fleuron un rien vieillot mais fringant de la société malienne de navigation (Comanav).
Aujourd’hui installé sur une natte dans une maison aux murs anciens à Tombouctou, Alhadj M’bara, la soixantaine, raconte que, comme d’autres, il montait sur le bateau pour y vendre de petits articles de consommation courante pendant les plusieurs jours de trajet. Il avait sa place presque attitrée sur le pont. Il s’y trouvait à l’aube du 7 septembre quand les évènements se sont déchaînés.
– Signaux d’alarme –
Au moins 500 personnes, peut-être beaucoup plus, s’entassent à bord alors que le Tombouctou a été conçu pour en transporter 300. C’est bientôt l’heure du petit-déjeuner. Les passagers sont inquiets. “Depuis qu’on a quitté Tombouctou, on a entendu des rumeurs que le bateau sera attaqué”, se souvient Alhdaj M’bara de sa voix râpeuse.
Depuis des semaines, c’est l’escalade entre acteurs armés du nord, jihadistes, séparatistes, soldats. Le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaïda, soumet Tombouctou à un blocus. Tout ce qui se déplace en provenance ou en direction de la cité aux 333 saints est une cible potentielle.
Pour acheminer les personnes et les biens, le fleuve offre une alternative généralement plus sûre que la route. Le 1e septembre, un adolescent a toutefois été tué par un tir de roquette contre un bâtiment de la Comanav.
Le 6, les occupants d’un bateau qui croise le Tombouctou parti de Gao le mettent en garde contre la menace qui rôde. Par précaution, une escale est instituée pour la nuit à Bamba.
Le lendemain vers 9 heures, une quinzaine de kilomètres après Bamba, le Tombouctou s’engage dans un méandre bordé de roseaux. Aïcha Traoré, étudiante, prend des photos sur le pont quand un ou plusieurs pick-ups, suivant les témoignages, se profilent sur les dunes à l’horizon.
“Certains murmurent (que) peut-être, c’est la voiture du chef de village”, rapporte-t-elle. Mais elle et d’autres descendent en informer les soldats à bord.
Le Tombouctou a embarqué un certain nombre de soldats. La question demeure de savoir si c’est ce qui en a fait une cible et pour qui.
Alhadj M’bara vient d’envoyer son fils chercher du thé. “C’est à ce moment que les tirs ont commencé”, dit-il.
Des soldats ordonnent de se coucher au sol. “Certains se sont allongés sur nous pour nous protéger”, se remémore Abdoul Razak Maïga, un étudiant de 19 ans.
– Combien de morts –
Le Tombouctou a déjà essuyé des tirs par le passé, relève Alhadj M’bara. Mais, “cette fois, ce n’était pas pareil. On était à terre (quand) subitement une roquette est sortie d’une des pinasses”, de petites embarcations à fond plat qui abondent sur le fleuve et dont certaines suivaient le Tombouctou depuis Bamba.
“A partir de là, c’est devenu chacun pour soi, Dieu pour tous”, résume Alhadj M’bara.
Les soldats tentent de riposter, mais sont pris sous le feu croisé d’armes légères et de roquettes. Trois roquettes visent le moteur, dit la Comanav.
Elles déclenchent un incendie qui se propage. “J’ai donné mon petit frère à une personne pour me jeter à l’eau. Ensuite, j’ai fait signe à ce dernier de me lancer mon petit frère. J’ai pu nager avec lui jusqu’à la berge. Tous nos bagages sont restés (à bord), même nos habits et chaussures”, décrit Fatoumata Coulibaly, commerçante.
Dans la panique, Aïssata Issa Cissé, autre passagère, est séparée de sa fille. “Je n’ai aucune nouvelle d’elle. J’ai cherché en vain, j’ignore si elle est vivante ou décédée.”
Le capitaine parvient à accoster. Les premiers à porter secours aux survivants sont des villageois des alentours.
Quelques heures après, des soldats et une quinzaine d’hommes blancs, présumés être des mercenaires du groupe Wagner, arrivent. Les assaillants se sont volatilisés, mais la route est trop dangereuse pour évacuer les rescapés qui passent la nuit sous la garde des militaires face à l’épave qui se consume.
On enterre les morts sur place.
Combien y en a-t-il ? L’accès à de telles données est entravé par l’éloignement et la dangerosité du terrain, les carences des télécommunications, l’indigence des relais d’information, mais aussi la peur de parler.
De précédents bains de sang ont peiné à être confirmés, quand ils l’ont été, et sont restés essentiellement documentés par la parole. Cet accès s’est encore restreint ces dernières années, dans un contexte sécuritaire et politique tendu.
La nouvelle du massacre s’est pourtant propagée en quelques heures et des images du Tombouctou en flammes ont même circulé.
Le gouvernement, souvent lent ou réticent à s’exprimer dans ces circonstances, indique dans la soirée que 49 civils et 15 soldats ont été tués, à la fois dans cette attaque et une autre menée le même jour contre des positions de l’armée à Bamba.
Résilience
Il assure que le GSIM a revendiqué les deux opérations. L’AFP a retrouvé trace, de la part du GSIM, de la revendication de l’attaque contre les positions de l’armée, mais pas contre le ferry.
Par la suite, les autorités dominées par les militaires amalgament l’assaut à tous les actes des groupes “terroristes”, vocable qu’elles appliquent désormais aux séparatistes qui viennent de reprendre les armes contre l’Etat.
La nébuleuse pro-junte active sur les réseaux sociaux met ouvertement en cause la rébellion à dominante touareg dans le drame du Tombouctou.
“Regain de tension dans le nord – La coalition des terroristes et des indépendantistes à l’oeuvre”, titre le 11 septembre le quotidien gouvernemental L’Essor.
Un responsable de la Coordination des mouvements de l’Azawad, principale alliance de groupes séparatistes, interrogé par l’AFP, dément formellement toute implication de la CMA, sous le couvert de l’anonymat pour ne pas paraître accorder la moindre crédibilité à ces affirmations.
Comme souvent, les témoignages infirment aussi le bilan officiel. Plusieurs survivants du Tombouctou disent que 111 morts ont été inhumés dans trois fosses distinctes, pour les hommes, les femmes et les enfants. C’est sans compter ceux qui ont péri brûlés ou noyés. Aucune information n’est disponible sur une éventuelle identification des victimes.
La junte au pouvoir décrète trois jours de deuil national. Elle annule les festivités auxquelles doit donner lieu l’anniversaire de l’indépendance le 22 septembre et ordonne que l’argent aille aux victimes. Les témoins confirment avoir reçu des autorités une compensation de 250.000 francs CFA (381 euros).
La justice annonce une enquête et le chef de la junte, le colonel Assimi Goïta, assure que cette attaque et d’autres “ne resteront pas impunies”.
Malgré les présomptions, les auteurs ne sont pas identifiés à ce jour. Aucun des témoins ne se prononce sur le sujet.
Le lendemain de la tragédie, en fin d’après-midi, des pinasses emmènent les rescapés, environ 400, vers la localité de Gourma-Rharous, à quelques dizaines de kilomètres en amont. Ils y attendent plusieurs jours dans des salles de classe d’être ramenés chez eux.
Aïcha Traoré, l’étudiante, se rappelle les cris des traumatisés la nuit. Elle dit être la seule survivante de sa cabine. Le regard sombre mais la voix ferme, elle renoue avec le quotidien entre les murs de terre de sa maison à Tombouctou, à côté des marmites fumantes. “L’acte qui nous est arrivé, c’est la volonté de Dieu”, dit-elle.
Le commerçant Alhadj M’bara, qui, le 7 septembre, a sauvé son fils en lui tenant la main pour se jeter à l’eau, prie quant à lui pour que le trafic reprenne sur le fleuve. “Rester les bras croisés n’est pas la solution.”